Hello, entre le coronavirus et mon puzzle, je retrouve l’idée d’écrire. J’ai participé à quelques ateliers d’écriture et concours de nouvelle. Voici ma participation à celui « Des mots en douce » pour le mois de Mars 2020. Le thème est : écrire une nouvelle. Il fallait sélectionner un titre dans une liste. Puis laisser dérouler son imagination en respectant les codes d’une nouvelle.
La petite chinoise
Lü Bu était sereine, assise dans un beau bureau blanc cassé. Qu’importe le pays, le milieu médical affiche en général des couleurs claires et épurées. Ainsi on détectait mieux le germe noir, le pus jaune et le brun des entrailles exposées. Les médecins et les anges veillent sur les hommes, qu’importent leurs conditions. Parfois on les confond et nous les en remercions.
Il arrive que leurs regards nous couvent, matérialisant la dernière lueur terrestre avant les ténèbres de la mort. N’est de dieu que celui qui maitrise toutes les sciences. N’es de miracle que le vivant.
Lü Bu représentait la sommité de son service dans son hôpital, de la femme parmi le genre humain et de son pays à travers le monde. Tous étaient imbriqués l’un dans les autres, les uns par les autres. Toutes ces âmes et corps précieux, si nécessaires à l’édification des grands Palais et de la préservation des petites vies, venaient parfois d’origines bien modestes.
Lü Bu avait sur son bureau un cadre photo. Son esprit s’y reposait en regardant la simplicité de sa mère, le corps abimé, un foulard sur la tête retenant ses cheveux blancs, et son tablier de marchande comme une second peau, sale et usée. Aussi, elle arborait un regard de jade exténué avec un sourire joyeux.
L’écran de sa tablette s’alluma. Un jeune interne, fraichement arrivé dans son service, et en qui elle avait bon espoir. Elle accepta naturellement la conversation. Aussitôt la carte d’identité et diplômes s’affichèrent sur un tableau numérique gigantesque, prenant toute la surface d’un mur. Ses données biométriques fluctuaient en temps réel ; le spectre de sa voix, sa pression artérielle, sa température corporelle etc. C’était un occidental.
— Bonjour madame. Je souhaitais vous signaler l’arrivée de plusieurs personnes présentant des symptômes similaires à la grippe.
— Oui et donc ?
Bien que très humaine, Lü Bu pensait toujours rationnellement et efficacement. Ces quelques mots avaient accéléré le rythme cardiaque de l’interne. Le ton de sa voix avait évolué.
— Et bien, malgré la banalité flagrante, des températures de certains patients sont anormalement élevées ; quand d’autres soulignent une fatigue inhabituelle.
— Transmettez-moi les données s’il vous plaît.
— J’envoie !
Lü Bu entendit des quintes de toux derrière la voix masculine et médicale.
D’autres profils d’humains morcelèrent le mur électronique. Mieux que son interne, la médecin voyait tout de l’intimité des patients. Un tel n’avait pas payé sa facture d’électricité depuis deux mois, quant un autre n’avait pas ses vaccins à jour. Elle se demandait si le comptable de l’hôpital donnait aussi un avis médical, et si le policier devait connaître le rhésus avant d’effectuer une médecine de guerre.
La contre-partie des esprits rationnels et efficaces, c’est d’euthanasier leur propre conscience et d’évacuer sur un brancard l’empathie. En se donnant l’impression de soigner, ils tuent.
Lü Bu repensa à sa mère. Elle s’invectiva pour ne pas devenir insensible à son tour.
Sur un autre mur, un écran affichait les statistiques du bâtiment. C’était une autre sorte de patient qui avait une autre sorte de médecin. Une homéopathie financière qui voyait d’un bon œil l’augmentation des admissions et des actes médicaux qu’elles engendraient.
— J’aimerais que vous procédiez à des scanners des poumons et des prélèvements sanguins pour analyses, demanda calmement la doctoresse.
— Oui, je commence à vous connaitre. Du coup j’ai un peu anticipé. Tenez, regardez.
Un carrousel de poumons en trois dimensions s’afficha. Lü Bu voyait les images numériques respirer, des arcs en ciel de flux se juxtaposaient. Elle pouvait zoomer, les séparer, que de nouvelles données s’affichaient : taux de ceci et tant de cela. C’était le summum de la technologie… et de la maladie.
— Madame, c’est la merde…
— Restez concentré, s’il vous plaît !
Le silence donnait de la gravité. On en trouve chez les officiers et les médecins, quand le problème n’est pas la solution mais le résultat. Un résultat qui implique des sacrifices et des victimes. Ce n’est jamais facile à exprimer.
D’autres quintes de toux et respirations difficiles se manifestaient dans les hauts parleurs. Quand tout à coup, des diapositives de poumons virèrent au rouge. Un écriteau rouge sur fond blanc barrait en plein milieu de l’écran : danger !
Lü Bu ordonna :
— Demandez à placer les cas les plus graves sous respirateurs artificiels. Pour les autres, nous nous contenterons temporairement de bouteilles à oxygène.
— Oui cheffe !
Les statistiques d’admissions décollèrent. Un flux de patients s’engorgeait dans les urgences de l’hôpital. Les chiffres étaient verts sur fond blanc, un peu comme des billets de banque américain.
— J’arrive, éructa Lü Bu.
La doctoresse attrapa son stéthoscope et dévala les escaliers. Elle rejoignit l’interne.
Les infirmières commençaient à courir dans tous les sens. Elles criaient : j’ai besoin de ci ; j’ai besoin de ça ! Elles invitaient les patients à patienter. Attendre, est-ce une maladie ou un remède ? Les gens formaient des queues derrière les comptoirs d’accueil. Débordé, le personnel médical entreposait les malades dans le couloir, sur des lits médicaux ou à même le sol. Les gens étaient des marchandises entassées dans des cageots. Un brouhaha forçait les gens à crier encore plus pour se faire comprendre…
— On dirait un marché, s’étonna l’interne.
Au même instant, parmi la multitude, le regard de Lü Bu fut magnétisé par une forme familière. Elle arborait un regard de jade exténué avec un sourire joyeux.
La vielle femme aperçut enfin sa fille. Elle porta sa main parcheminée sur sa poitrine, comme si elle ressentait une gêne. Elle ferma les yeux puis s’effondra… tout en gardant le sourire !